Me Emanuele Ceci a plaidé ce matin un dossier fiscal, mais dont l’objet dépasse les frontières fiscales.
Situation d’espèce
Le cadre est connu: en cas de mise à disposition d’un logement gratuit, la personne occupant ce logement doit déclarer, dans sa déclaration fiscale, un avantage de toute nature. Cet avantage est établi forfaitairement par l’article 18, § 3, 2. de l’arrêté-royal du CIR/92.
Problème en l’espèce: une discrimination existait entre l’attribution d’un tel avantage par une personne physique ou un personne morale. Si cette mise à disposition était réalisée par une personne morale, l’avantage était calculé sur une base plus élevée.
Face à cette discrimination, les Cours et Tribunaux de l’ordre judiciaire ont décidé que cet article 18 était inconstitutionnel. L’Administration a validé ce raisonnement dans une Circulaire de 2018, et une modification législative est intervenue en 2018 afin de supprimer cette discrimination.
Plusieurs contribuables, victimes de cette différence de traitement, ont donc décidé d’introduire une demande de dégrèvement d’office, tel que légalement prévu par l’article 376 CIR/92, afin d’obtenir le dégrèvement de l’impôt calculé sur une base inconstitutionnelle.
L’Administration a toutefois décidé qu’une telle demande ne respectait pas les conditions de l’article 376 CIR/92, et plus spécifiquement l’existence d’un « élément nouveau ».
Constat d’inconstitutionnalité par une juridiction autre que la Cour Constitutionnelle: fait nouveau?
L’article 376 CIR/92 prévoit qu’un dégrèvement est possible en cas de « surtaxes résultant d’erreurs matérielles, de doubles emplois, ainsi que de celles qui apparaîtraient à la lumière de documents ou faits nouveaux probants, dont la production ou l’allégation tardive par le redevable est justifiée par de justes motifs, à condition que: 1° ces surtaxes aient été constatées […] dans les cinq ans à partir du 1er janvier de l’année au cours de laquelle l’impôt a été établi; 2° la taxation n’ait pas déjà fait l’objet d’une réclamation ayant donné lieu à une décision définitive sur le fond« .
En l’espèce, le point de discussion tournait, tel qu’indiqué, autour de l’existence d’un fait nouveau.
L’Administration estime que les décisions judiciaires ayant établi l’inconstitutionnalité de l’article 18, § 3, 2. AR/CIR 92 ne peuvent être considérées comme un fait nouveau, en application du § 2 de l’article 376 CIR/92. Ce paragraphe précise que : « n’est pas considéré comme constituant un élément nouveau, un nouveau moyen de droit ni un changement de jurisprudence« . L’Administration soutient ainsi que ces décisions judiciaires sont un changement de jurisprudence.
Cette position est critiquable, et a déjà été critiquée. En effet, il a été clairement reconnu (par la Cour constitutionnelle, le Ministre des Finances, mais également l’Administration) que des arrêts de la Cour constitutionnelle qui attestent du caractère inconstitutionnel d’une mesure fiscale ne sont pas des changements de jurisprudence, mais constituent bien des faits nouveaux.
L’Administration estime en l’espèce que cette position n’est pas applicable car le constat d’inconstitutionnalité ne vient pas de la Cour constitutionnelle mais de juridictions « inférieures ». Pour elle, dès lors, il s’agirait donc d’un changement de jurisprudence excluant l’application du dégrèvement.
Cette position nous parait éminemment critiquable, malgré un arrêt récent de la Cour constitutionnelle en sens contraire. En effet, la seule raison pour laquelle le constat d’inconstitutionnalité n’a pas été prononcé par la Cour Constitutionnelle est une question de compétence: la disposition critiquée se trouvant dans un arrêté-royal, ceci ne relève pas de la compétence de la Cour constitutionnelle.
Mais est-ce pour cela qu’il conviendrait d’accorder un crédit inférieur à un tel constat d’inconstitutionnalité? Nous ne le pensons pas.
Si l’on se base sur la ratio legis de l’exclusion des changements de jurisprudence comme fait nouveau, on constate que l’objectif est d’éviter que la moindre interprétation jurisprudentielle d’une disposition (favorable au contribuable) engendre des demandes répétées de dégrèvement d’office. Mais le but n’est certainement pas de couvrir l’application de dispositions dont la constitutionnalité est remise en question.
En outre, une discrimination importante est clairement en place: si la disposition critiquée s’était retrouvée dans un texte de loi dont l’analyse constitutionnelle relevait de la compétence de la Cour Constitutionnelle, il n’y aurait eu aucun débat en l’espèce: la décision d’inconstitutionnalité aurait été considérée comme un fait nouveau. Est-il logique que parce que, pour une question de compétence, cette décision a été prise par une juridiction « inférieure », il conviendrait de ne pas considérer que ce même constat d’inconstitutionnalité n’est pas un fait nouveau pouvant entrainer un dégrèvement d’impôt? Poser la question, c’est peut-être y répondre.
Autre point d’interrogation en l’espèce : s’il devait être considéré que ces décisions de juridictions « inférieures » n’ont pas le même poids qu’un arrêt de la Cour constitutionnelle, la Circulaire administrative de 2018 susmentionnée, constatant cette même inconstitutionnalité, ne pourrait-elle pas être considérée comme un fait nouveau? Il s’agit là d’un argument qui nous semble intéressant à aborder et qui pourrait faire mouche.
Cette affaire nous montre à quel point l’application du droit peut parfois générer des situations de discrimination paradoxales, mais également que le droit fiscal est décidément une discipline qui navigue entre les différentes branches du droit.
Pour toute question sur le sujet, n’hésitez pas à prendre contact avec notre associé Me Emanuele CECI.
Le présent document a une portée informative, indicative et non contractuelle. Il n’emporte pas un conseil sur un cas particulier.