La loi belge est mal adaptée aux taux d’intérêts négatifs

Publié le 1 décembre 2020

Hormis certaines règles applicables aux comptes d’épargne, aucune disposition n’a anticipé le passage des taux d’intérêt en dessous de zéro. Théoriquement, même des assurances-vie à capital garanti pourraient être assorties de taux d’intérêts négatifs. De plus en plus de banques proposent à leurs clients des comptes d’épargne non réglementés, qui ne sont pas soumis à l’obligation d’offrir un rendement minimum de 0,11 %.

Dans cet article, nous dressons dans un premier temps le contexte global de cette question, et soumettons quelques réflexions juridiques ensuite.

Un contexte économique qui n’est plus théorique

Depuis quelques années, les taux d’intérêt négatifs sont devenus de plus en plus fréquents en Belgique, une situation à laquelle nos lois sont peu préparées. Depuis l’été 2019, le taux d’intérêt des obligations à dix ans de l’État belge évolue régulièrement en territoire négatif. Ce taux sert de référence pour un grand nombre de transactions économiques réalisées en Belgique, comme par exemple les contrats de crédit hypothécaire. Les obligations gouvernementales belges de plus courtes maturités sont même assorties de taux négatifs depuis plus longtemps. Ainsi, le taux des obligations de l’État belge qui arrivent à échéance deux ans après leur émission est passé sous 0 % dès septembre 2014.

Cette situation, encore impensable il y a une dizaine d’années, n’a pas été anticipée par le législateur, si bien que la loi belge est mal adaptée aux taux d’intérêt négatifs.

L’exemple de la déduction pour capital à risque (intérêts notionnels)

Prenons le cas de la déduction pour capital à risque[1], avantage fiscal qui a eu beaucoup de succès avant la dernière réforme de l’impôt des sociétés. Même si la portée de cette mesure, plus connue sous la dénomination d’« intérêts notionnels », a été sensiblement réduite en 2018, elle peut encore être utile aux entreprises qui procèdent à des augmentations de capital. Le principe de cet avantage fiscal est relativement simple : une entreprise qui augmente ses fonds propres peut déduire de son bénéfice imposable un montant égal à un certain pourcentage de l’argent injecté dans le capital. Le Code des impôts sur les revenus lie le pourcentage en question au taux des obligations à dix ans de l’État belge.

Résultat : depuis cette année, cette déduction n’est plus possible – hormis pour les PME (petites et moyennes entreprises), qui bénéficient d’un taux légèrement majoré – parce que le taux d’intérêt qui sert de référence pour la calculer est passé en territoire négatif. Afin de limiter l’impact des fluctuations du taux de référence sur les marchés, le Code des impôts sur les revenus (CIR) prévoit bien un plafond de 3 % pour cette déduction ; par contre, il ne fixe aucun plancher : le taux des « intérêts notionnels » peut donc tomber à zéro et même devenir négatif. C’est le cas pour l’année de revenus 2020 (exercice d’imposition 2021) pour laquelle le taux de la déduction pour capital à risque « s’élève », si l’on peut dire, à -0,092 %…

Évidemment, comme déduire un montant négatif reviendrait à augmenter la base imposable, les entreprises concernées n’utiliseront pas cette faculté.

Les intérêts calculés sur les comptes d’épargne

Les taux négatifs n’ont toutefois pas pu s’imposer dans l’intégralité de l’économie belge. Car si la loi omet généralement l’hypothèse de taux inférieurs à zéro, il existe une exception notoire, qui concerne les dépôts d’épargne réglementés, autrement dit : les comptes d’épargne. Le bon vieux « livret », comme on le surnomme encore parfois en référence au carnet qui était tamponné à la banque avant l’arrivée des transactions électroniques, est strictement réglementé. Et dans l’arrêté royal d’exécution du CIR, on peut lire qu’« un intérêt débiteur ne peut être demandé au titulaire d’un dépôt d’épargne ». Donc, pas question d’appliquer un taux négatif aux comptes d’épargne en Belgique.

Une interprétation extensive de ces dispositions réglementaires contraint même les banques à octroyer un taux d’intérêt minimum de 0,11 %, décomposé en :

  • un taux de base d’au moins 0,01 % et ;
  • une prime de fidélité de 0,10 % a minima.

L’arrêté royal (AR) d’exécution du CIR est pourtant loin d’être explicite à cet égard. Il dispose que « la rémunération des dépôts d’épargne comporte obligatoirement (…) un intérêt de base et une prime de fidélité ». En 2016, quand les institutions financières ont vu les taux plonger sur les marchés et ont souhaité répercuter cette baisse sur la rémunération qu’elles proposaient sur leurs comptes d’épargne, le ministre des Finances a fort opportunément déduit de cette disposition réglementaire que les banques devaient attribuer un taux minimum positif aux épargnants.

D’où le taux de base de 0,01 %. Mais pourquoi 0,10 % de prime de fidélité ? L’AR dispose que « le taux de la prime de fidélité offert ne peut (…) être inférieur à 25 % du taux de l’intérêt de base offert. Si ce pourcentage n’égale pas un multiple d’un dixième de pour cent, le taux minimum de la prime de fidélité est arrondi au dixième de pour cent inférieur ». Même si cette disposition semble davantage viser à arrondir le taux de la prime de fidélité à la décimale, le ministre des Finances en a conclu que la prime de fidélité ne pouvait pas être inférieure à un dixième de pour cent…

Plusieurs fiscalistes ont contesté cette interprétation extensive du ministre des Finances. Mais la justice n’a pas eu – et n’aura sans doute jamais – à trancher la question car une institution financière qui prendrait le risque d’aller à l’encontre de cette interprétation s’attirerait vraisemblablement une très mauvaise publicité auprès des épargnants (note : Le concept de l’intérêt a fait couler beaucoup d’encre depuis des temps immémoriaux : redécouvrez notre rétrospective historique du prêt à intérêts depuis l’Antiquité dans un précédent article).

Pour certaines banques, les taux d’intérêt négatifs peuvent poser des problèmes de rentabilité. Leurs dépôts excédentaires, c’est-à-dire non transformés en crédits octroyés à des emprunteurs, sont placés à la Banque centrale européenne (BCE) qui leur applique un taux « pénalisant » de -0,5 % (voir à ce sujet le Règlement (CE) n° 1745/2003 de la Banque centrale européenne du 12 septembre 2003 concernant l’application de réserves obligatoires (BCE/2003/9)). Les institutions financières belges doivent donc rivaliser d’ingéniosité pour dégager des marges bénéficiaires puisqu’elles sont obligées de rémunérer les dépôts d’épargne à 0,11 %.

Mais cette rémunération minimale des comptes d’épargne semble être la seule exception dans la législation belge. Il n’existe, à notre connaissance, pas d’autre règle spécifique imposant des seuils minimum. Par conséquent, rien n’empêche des banques belges d’appliquer un taux nul ou même négatif à d’autres dépôts, comme des comptes à vue ou des comptes d’épargne non réglementés.

Qu’en est-il pour les comptes à vue ?

Aucune disposition légale ou réglementaire n’interdit donc de prévoir un taux d’intérêts débiteur sur les sommes figurant au crédit d’un compte à vue. A fortiori, un établissement de crédit pourrait modaliser l’application contractuelle d’un taux différent selon l’encours moyen annuel (par exemple) en compte.

Des prêts hypothécaires à taux négatif ?

Le législateur belge n’est pas le seul à avoir peu anticipé le passage des taux d’intérêt sous zéro. Les institutions financières elles-mêmes ont été prises au dépourvu. Certaines d’entre elles ont été contraintes d’appliquer un taux négatif à des prêts hypothécaires assortis de taux d’intérêt variables, parce que le taux de référence de ces contrats était passé en dessous de 0 %. Autrement dit, les emprunteurs concernés ont pu rembourser à leur banque moins que ce qu’ils lui avaient emprunté. Leurs contrats de prêt n’avaient en effet pas prévu de plancher pour le taux variable…

Selon Febelfin, « les taux d’intérêts négatifs sur crédit sont plutôt un ‘accident de parcours’, en raison de modalités contractuelles liées à des crédits à taux variables, qui n’avaient pas anticipé que les taux de référence pourraient devenir négatifs. Cette situation est, à notre connaissance, en pratique, réglée ». Autrement dit, les conditions générales relatives aux crédits hypothécaires excluent désormais toute possibilité de voir les taux de ces prêts devenir négatifs.

Et dans les assurances-vie ?

Le déficit d’anticipation des taux négatifs dans la législation belge se constate aussi dans les règles applicables aux assurances-vie. Les contrats dits « de la branche 21 » sont censés garantir une préservation du capital. Contrairement à la « branche 23 », où le montant qui reviendra à l’assuré est dépendant des fluctuations des marchés financiers, les assurances-vie de la branche 21 doivent en principe offrir à l’épargnant une protection de leur investissement et un taux garanti. Mais, compte tenu de l’évolution des taux sur les marchés, « il se peut que le taux proposé soit négatif », concède-t-on à la FSMA (Financial Services and Markets Authority), l’Autorité des services et marchés financiers, responsable de la supervision des produits financiers commercialisés en Belgique. Si aucune règle légale ne semble s’opposer à des taux négatifs dans la branche 21, pas une seule compagnie d’assurance n’a encore, pour l’heure, appliqué un taux inférieur à zéro.

Mais la FSMA attire l’attention sur l’impact des frais des contrats d’assurances-vie. « Les produits d’épargne commercialisés en Belgique ont généralement généré relativement peu de rendement ces dernières années », rappelle l’Autorité. « Si la rémunération est trop faible pour compenser les coûts, il se peut que le rendement d’un produit d’épargne soit négatif en raison du prélèvement de frais, qu’ils soient liés à l’entrée, la gestion, la sortie ou à l’administration.» Comprenez : même si le taux d’intérêt mentionné dans le contrat d’assurance-vie de la branche 21 est positif, le rendement réel, après déduction des frais, peut très bien être négatif. À cet égard, il faut aussi tenir compte de la taxe de 2 % qui s’applique aux primes versées par les assurés. La FSMA conseille de « tenir compte de l’impact potentiel de taxes et autres prélèvements ».


Brainstorming : éléments juridiques en faveur ou en défaveur de l’application d’un taux d’intérêt négatif sur des comptes bancaires

Nous répertorions ci-après quelques éléments de réflexion qui nous paraissent pouvoir influencer positivement ou négativement l’idée du recours à un taux d’intérêts négatif sur comptes bancaires autres que les comptes d’épargne réglementés.

Eléments juridiques en défaveur d’un intérêt négatif

Malgré l’absence de limitation – les comptes-épargne réglementés exceptés – soulignée plus haut dans cet article, il se pourrait qu’un client, mécontent de voir un intérêt négatif comptabilisé pour déposer ses liquidités, invoque plusieurs arguments juridiques pour tenter d’annihiler la comptabilisation d’intérêts négatifs, et notamment les suivants :

  • l’essence même de la notion d’un intérêt : l’intérêt consiste en la rémunération du montant prêté (au banquier en l’espèce) ; par essence, un intérêt est toujours positif ;
  • le principe du contrat de dépôt et l’obligation de restitution du banquier : le contrat de dépôt emporte l’obligation pour la Banque de rembourser le solde créditeur lorsque le client en fait la demande (compte à vue) ou à l’arrivée du terme convenu ou à l’expiration du délai de préavis éventuellement fixé (article 1239 du Code civil) ;
  • la cause du dépôt en compte par le client (le mobile déterminant la conclusion du contrat de compte) peut consister en l’assurance de la conservation de ses avoirs, mais aussi la fructification de ses avoirs par l’application d’un taux d’intérêts créditeur. Si cette cause disparaît, le client pourrait considérer que le contrat de compte disparaît par caducité de sa cause[3]. Cette conception de la cause du contrat de dépôt peut sans doute être remise en question dans la mesure où, dans un contexte de taux bas inférieurs à l’inflation, en réalité, la valeur des dépôts s’érode malgré le taux d’intérêts positifs rémunérateur du dépôt.
  • du point de vue du client, un taux négatif pourrait exclure le dépôt du bénéfice de la protection des dépôts rendue obligatoire par la directive n° 2014/49/UE puisque le client ne récupérerait pas l’intégralité du capital déposé. Ce cas de figure est cependant purement théorique puisque si le mécanisme de protection des dépôts est inopérant, le client ne pourra pas le reprocher à l’établissement de crédit, puisque celui-ci est défaillant.

L’on gardera à l’esprit que l’application par la banque d’un intérêt négatif fera toujours l’objet d’une information préalable communiquée au client, ce dernier disposant du droit, en cas de désaccord, de résilier la relation contractuelle qui le lie à la banque. A défaut, l’acceptation d’une modification de taux sera présumée comme acceptée par le client.

Eléments juridiques justifiant un intérêt négatif :

La liberté contractuelle est un principe fondamental de droit.

Il est parfaitement admis que le dépositaire d’un bien (comme, en droit bancaire, pour la location d’un coffre-fort) puisse stipuler un salaire pour la garde du dépôt et être indemnisé de ses frais[4].

Ce principe est également admis en matière de contrats bancaires portant sur des comptes[5].

La rémunération du dépôt et de la garde des avoirs constitue sans doute une base suffisante pour justifier un taux d’intérêt négatif[6].

Conclusion : d’autres possibilités ?

Une commission de garde ?

Il n’est pas absurde d’un point de vue juridique, comme d’un point de vue économique, de concevoir une commission pour la “garde” de l’argent déposé par le client, cette commission étant calculée au moyen d’un taux.

Une telle solution présente en outre le mérite de reproduire quasi symétriquement la réalité économique de la politique de la BCE. La garde des fonds s’interprétera comme une prestation de service du banquier[7].

La commission de garde doit être bien distincte, dans les textes, de la commission de gestion éventuellement appliquée.

Une modification des conditions générales bancaires ?

Une autre possibilité, pour un établissement de crédit, pourrait consister en la modification des conditions générales bancaires applicables aux comptes d’épargne réglementés. Celles-ci pourraient selon nous parfaitement prévoir, par exemple, qu’un client ne peut détenir en ses livres qu’un seul compte-épargne réglementé.

L’on pourrait imaginer assortir cette limitation d’une clause en vertu de laquelle au-delà d’un certain montant au crédit du compte d’épargne, le surplus est automatiquement reversé sur un compte à vue du client, ce qui limiterait de facto le préjudice de la banque.

Avertissement préalable du client obligatoire

Il convient, en tout état de cause, que pour ce qui concerne les clients déjà engagés dans un contrat de compte avec la Banque, ceux-ci disposent la possibilité d’être avertis préalablement de cette modification contractuelle, et que leur consentement soit recueilli de manière certaine (expressément ou tacitement, mais certainement). Une possibilité de rompre le contrat de compte, moyennant un préavis raisonnable, doit également être laissée au client.


[3] Ceci vaut en réalité uniquement pour les clients dont le contrat de compte a déjà été conclu, et qui se voit appliquer contractuellement des intérêts négatifs sans y avoir consenti.

[4] Article 1928 du Code civil.

[5] P. Van Ommeslaghe La notion de restitution, le fait générateur, les fondements légaux et contractuels de l’obligation de restitution”, in L’obligation de restitution du banquier, 1998, Cahiers AEDBF/EVBFR BELGIUM, n° 15, p. 23.

[6] Confirmé par A. WILLEMS, « Les intérêts négatifs ou de l’autre côté du miroir », D.B.F., 2015, p. 311.

[7] Sur le plan fiscal se posera dès lors la question de l’assujettissement ou non à la T.V.A. de cette prestation.

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